Catalogue de la grande exposition « Bestiarium », abritée par le musée La Piscine de Roubaix, cet ouvrage bilingue publié par la Maison Gallimard explore l'animalité à l'œuvre dans le travail de Johan Creten. Le bestiaire de l'artiste est une ménagerie humaine, politique et poétique , peuplée d'œuvres inédites et historiques...
Le catalogue comprend également un corpus de textes écrits par neuf auteurs prestigieux (Laurence Bertrand Dorléac, Anne Dressen, Barbara de Coninck, Guillaume Cassegrain, Bruno Gaudichon, Fabrice Hergott, Colin Lemoine, Chiara Parisi et Joël Riff) proposant ainsi une réflexion poétique et sociale d’un bestiaire faussement naïf et résolument humain.
“LA FERME DES ANIMAUX” George Orwell, 1945 (Traduction de Philippe Jaworski).
“Si la mouche est un sujet récurrent de la peinture ancienne depuis l’Antiquité, comme le rappelle le livre d’André Chastel “Musca depicta” (1994) où sa présence met en jeu l’habilité manuelle et intellectuelle de l’artiste, elle semble peu exister en sculpture, où la matière est plus importante que la finesse du détail. Cela change un peu avec l’art moderne et la troublante “Torture-morte” (1959) de Marcel Duchamp où de vraies mouches sont collées sous la plante d’un pied de plâtre, ou encore la saisissante installation de Damien Hirst “Let’s Eat Outdoors Today” (1990-1991), avec une grande cage de verre enfermant des centaines de mouches proliférant furieusement autour de la viande d’un barbecue abandonné. Mais il s’agit là de vraies mouches, mortes ou vivantes, et non d’une représentation en céramique, comme chez Johan Creten, dont la “Mouche morte” a les dimensions d’un gros chien, lesquelles s’approchent nettement de celle d’un être humain. Faut-il alors chercher du côté du cinéma pour trouver un écho à cette œuvre ? Comme dans “La Mouche” de Neumann (1958) ou de Cronenberg (1986), “La Mouche morte” possède une part humaine : ses pattes sont des jambes, mais elles ne sont que deux et d’un aspect trop féminin pour qu’il puisse s’agir d’une scorie résultant de la lutte entre deux entités. L’anomalie n’est pas certaine. Ni accident de téléportation ni métamorphose kafkaïenne avec son réveil douloureux et angoissé. Il s’agirait plutôt d’un corps accompli qui dans la mort révèle ce que cachait l’activité.
Comme pour les autres céramiques de cette nouvelle série, l’artiste met en évidence un aspect auquel nous ne prêtions pas assez d’attention. La transition vers l’humain est soulignée par la réduction du nombre de pattes qui passent de six à une paire de jambes. L’être humain est bien incapable de ne pas se figurer lui-même quand il veut représenter un animal. L’étrangeté de la représentation est d’autant moins frappante et plus convaincante que nous avons un peu oublié ce que sont les mouches. Avec l’extinction massive des espèces en cours, elles n’existent presque plus dans les villes. À peine les trouvons-nous, mortes en effet, au pied des fenêtres, invariablement couchées sur le dos, comme si, en mourant, elles s’accordaient la fantaisie de se rappeler ironiquement aux humains en les imitant dans leur sommeil ou même dans leur mort, faisant preuve, dans cette ultime mise en garde, d’un certain sens de la tragédie.”