“Johan Creten considère “La Langue” comme une véritable oeuvre-clé dans sa carrière d'artiste : ce que nous saisissons obscurément dans cette sculpture, ce qui lui donne sa force de conviction et sa grande qualité émotive, c'est le moment mystérieux et originel où quelque chose arrive à se dire, à s'exprimer sous la forme d'une oeuvre d'art, c'est l'avènement d'une expression propre, c'est l'épiphanie de la Langue de l'artiste.”
“L'oeuvre unit en effet de façon subtile une multitude de contrastes intimes : le visuel et le conceptuel, la forme et le contenu, la création artistique et la fabrication artisanale, l'attirance et la répulsion, Eros et Thanatos s'avèrent ici n'être que des oppositions apparentes, que "La Langue" dépasse ou dissout.”
“ Creten fait allusion au caractère éphémère et fragile de notre condition humaine : créature parmi les autres créatures terrestres, l'homme est mortel; fait de la glaise du sol, selon le livre de la Genèse, il retournera à la poussière. “La Langue” ne ressemble-t-elle pas étrangement, d'ailleurs, à un rhizome ou à une souche, métaphorisant notre enracinement dans l'ici-bas, nous rappelant la nécessité de rester en contact avec ce qui nous a enfanté et nourrit ? Ce n'est donc sans doute pas un hasard si “La Langue” fur originellement modelée en argile, véritable matière des origines, matière “première” que Creten chérit entre toutes. Que faut-il penser, dans ce contexte, de la décision de l'artiste de faire exécuter cette oeuvre en bronze ? Le bronze ne risque-t-il pas de trahir l'essence de l'oeuvre, ne correspond-il pas au défi orgueilleux d'immortaliser le mortel ? Si Creten a risqué le pas, c'est peut-être que la dureté et la lourdeur du bronze affirment, autrement et peut-être même plus intensément que la terre cuite, le caractère implacable et radical de notre ancrage dans la matière : incapable à jamais de s'évaporer, de retomber en poussière, la sculpture en bronze se voit vouée pour l'éternité à nous rappeler la dure et lourde matière à laquelle nous appartenons.”
“Aux dires de l'artiste, le mouvement nodulatoire de la langue “symbolise les caprices de la vie, ses tournants inattendus”; mais il s'empresse d'ajouter que cette langue, “c'est aussi une métaphore érotique”. Regarder une oeuvre d'art - l'embrasser du regard, la caresser des yeux - constitue en lui-même déjà un acte érotique. c'est une jouissance qui met la mort à distance. Mais la langue tout entière est bien sûr un organe érotique : instrument du baiser et de la parole amoureuse chuchotée à l'oreille, elle symbolise aussi l'organe sexuel, le pénis : levier, gourdin, manivelle, poignée. Dans “La Langue”, la mort (suggérée par le crâne) se trouve donc en relation directe avec le désir sexuel; Eros et Thanatos se rejoignent ici dans un mouvement fragile et poignant.”
“A son tour, Creten explore avec “La Langue” les limites de l'art sculptural, ouvrant de la sorte un perspective sur l'histoire de l'art et la sociologie. Au cours de son exposition “Chambre d'art” dans la galerie Meyer à Paris, l'artiste enlève temporairement la sculpture de l'espace familier et propret où elle est exposée, pour la promener durant la nuit dans le métro parisien. Les différentes façons dont l'œuvre se laisse alors porter rejoignent les multiples interprétation auxquelles nous l'avons vue se prêter. Ainsi par exemple, la matraque sexuelle peut être prise en main telle la poignée d'une arme - et voici que “La Langue” prend la forme d'une mitrailleuse et se transforme en un objet agressif qui menace son entourage tout en défendant son porteur. L'aspect défensif devient protecteur lorsque la sculpture est portée comme un enfant : de protectrice de son porte, la voici qui devient sa protégée, son objet phallique le plus cher.”